Même le bonhomme de Télérama est tout excité :
La Guerre des mondes
Du roman de H.G. Wells, Spielberg tire un film cauchemardesque et magnifiquement visionnaire.
A l'approche de la soixantaine, Steven Spielberg est en train de réaliser un rêve pas ordinaire : après avoir été sacré roi du box-office, après avoir bâti son empire (les studios DreamWorks), il devient finalement un auteur majeur. Coup sur coup, il nous a offert deux films de science-fiction habités par une surprenante inquiétude quant au sort de l'humain (A.I., Intelligence artificielle ; Minority Report), puis deux comédies empreintes d'une précieuse mélancolie interrogeant le sens de la vie (Arrête-moi si tu peux, Le Terminal). On était prêts à lui accorder le droit de revenir à un cinéma commercial mastodonte. Au lieu de quoi il signe, avec La Guerre des mondes, son plus grand film. Une machine à dollars, certes, mais qui n'en est pas moins une œuvre de visionnaire.
Ça commence un peu comme dans Independence Day : le ciel de l'Amérique se couvre, la menace gronde. Le manœuvre Ray (Tom Cruise) vient de récupérer ses deux enfants, Rachel et Robbie, que son ex-femme lui confie le temps d'un week-end. Le frigo est vide, la maison pas accueillante : Ray n'a aucun don pour être père. Mais quand il voit venir l'orage, plus noir, plus impressionnant que jamais, il comprend qu'il doit rentrer ses petits. Comme un animal, il a flairé le danger, et il s'aventure dans les rues de la ville, prêt à attaquer en retour. Un héros va-t-il naître ? Tom Cruise, sauver la nation ? Non. C'est l'effroi, l'horreur qui sortent de terre. Des gigantesques insectes d'acier, qui semblent le croisement de vaisseaux et de monstres inconnus, et sèment la désolation à grand renfort de rayons laser tueurs. Aucune arme ne peut sauver Ray, qui n'est plus qu'une bête traquée et prend la fuite avec ses enfants.
Quelle est cette guerre des mondes qui éclate, si violente, si étrange, qu'on en oublie ce qu'elle doit au bon vieux livre de H.G. Wells ? Devant l'horizon qui explose, les routes éventrées comme par des meurtriers d'apocalypse, la petite Rachel s'écrie : « Est-ce que ce sont des terroristes ? » C'est presque un trait d'humour. Car Spielberg ne s'amuse pas à manipuler les phobies actuelles. Mais il parle cependant de notre monde, où la peur est familière, la catastrophe probable, le pire réaliste. Son film est bien plus qu'une histoire d'aliens qu'on dézingue. La menace y reste, en fait, impossible à nommer tout à fait. C'est la mort en marche. La terreur la plus profonde.
Face à cet enfer, tout est ramené à l'essentiel : courir, se terrer, fermer les yeux pour se protéger de l'insupportable. Le récit n'est qu'une fuite, une traversée du désastre, rappelant toujours la fragilité de nos existences. Un parti pris radical que résume le scénariste David Kœpp : « Nous avons dressé la liste des choses dont nous ne voulions à aucun prix : des destructions de monuments historiques, des scènes dans Manhattan ravagé, des brochettes de généraux dissertant autour d'une carte, des télés filmant la catastrophe... » Ce refus des conventions hollywoodiennes entraîne cette Guerre des mondes du côté de la fable. On songe, étonnamment, au film de Michael Haneke Le Temps du loup, longue fuite d'une mère et de ses enfants à travers un pays post-fin du monde. Le rapprochement est au bénéfice de Spielberg, qui sait mettre le spectaculaire au service d'un malaise profond que n'atteignait pas aussi bien le film de Haneke. Chez l'Américain, une cruauté impressionnante prend pour cible les personnages, et les envahisseurs n'ont qu'un seul but, pas du tout déguisé : l'extermination du genre humain.
Si les effets spéciaux jouent la carte du « plus vrai que nature », ils sont aussi mis au service de tableaux dantesques, pures visions de cauchemar. Un train en feu traverse la nuit, train de la mort qui frôle une foule médusée, muette. Un paysage rougeoie à perte de vue du sang des hommes « aspirés », vidés par les machines. Des habits volent dans le ciel, dernières traces des victimes du massacre. Le film est hanté par la barbarie de notre histoire, par l'irrémédiable crépuscule des camps de la mort, auxquels un espoir d'échapper existait encore dans La Liste de Schindler.
C'est la nature profonde de l'homme qu'interroge Spielberg, qui semble même ramener ses personnages au temps des cavernes lors d'une halte dans une maison où la loi est de tuer vite pour ne pas être tué. L'issue ne sera qu'affaire de domination entre des espèces, sélection naturelle. Luttant pour sa survie avec un instinct d'animal, Ray doit en passer par la bestialité pour devenir un homme. Et se révéler un père. De quoi être rassuré, enfin ! Mais, en dépit de quelques arrangements avec les exigences du cinéma commercial, il semble impossible, pour les ados comme pour les adultes, de ne voir dans cette Guerre des mondes qu'un simple divertissement. Pour Spielberg, il est visiblement temps que le spectateur lui-même perde son innocence. Magnifique audace.
F. Strauss.
http://cinema.telerama.fr/edito.asp?art_ai..._la_une&vsrub=1