Deux jeunes réalisateurs pleins de promesses ont disparu de la scène en l'an 2000. Tous les deux ont permis à James Caan de reprendre du service dans des rôles dignes de son charisme. Tous les deux ont réalisé des films totalement préservés des modes et des tics de leur époque. Personne n'en parle, ça ne va pas du tout.
Fade to black
Pour l'instant, on peut dire de James Gray qu'il ne force pas son rythme. En 1994, le glacial Little Odessa démontrait une maturité surprenante de la part d'un réal de 25 ans. Six ans plus tard, The Yards prouvait qu'il avait encore mûri. En véritable "auteur", il changeait de thématique mais la matière filmique demeurait. Une ambiance au bord de l'asphyxie (on y passe beaucoup de temps à se chuchoter des menaces de mort), des personnages denses, moralement complexes, voués dès le départ à un destin funeste. Gray est évidemment un tragédien, mais c'est avant tout un formaliste. Il vise l'épure totale : après la photo diaphane des terrains vagues enneigés de Little Odessa, The Yards tend au contraire vers l'obscurité totale, le silence absolu. La tentation "warhollienne" d'un film sans son ni image, tempérée par le respect total du médium : avant toute chose, raconter une histoire. Sans oublier la direction d'acteur, limpide: Charlize Theron, Joaquin Phoenix, Faye Dunaway, James Caan, Ellen Burstyn, d'habitude excellents, crèvent l'écran. Même Mark Wahlberg atteint une certaine intensité, ce qui n'est pas rien !
- So, you the brains of this outfit, or is he?
- Tell ya the truth, I don't think this is a brains kind of operation.
En 2000, James Caan tenait également le rôle du porteur de valise dans Way Of The Gun, de Christopher McQuarrie. Vite qualifié de sous-Tarantino pour sa scène d'introduction (une scène au demeurant complètement hétérogène au reste du film) et pour ses dialogues très "écrits", le film a pourtant sur l'oeuvre du Tarantino certains avantages : il digresse peu, sait s'affranchir de ses références (on est à la fois presque et pas du tout chez Peckinpah...), voire s'affranchir de dialogues (la relation quasi télépathique entre ses deux héros, apparemment une initiative de Del Toro). McQuarrie ne cite pas, ne name-droppe pas, et, passées les toutes premières minutes, ne cherche pas à tout prix la figure de style, la marque de fabrique. En revanche, il partage avec Tarantino le talent de mettre en valeur ses acteurs, aussi bien sur le mode du cameo (Geoffrey Lewis trouve le ton exact qui permet à la scène de sa mort de tenir debout) que sur la longueur : il offre non seulement son meilleur rôle à Benicio del Toro mais ce qu'il est parvenu à tirer de Ryan Philippe est quasiment miraculeux.
Way Of The Gun est un film d'action, genre à l'aune duquel il est facile de distinguer les grands réalisateurs des autres. Une maîtrise de l'espace exceptionnelle exonère McQuarrie de l'arsenal habituel de l'action post HK (dans son seul élan "Wooesque", Ryan Phillippe/Parker se jette derrière un abri... et s'écrase sur du verre pilé). Un montage souple, dépourvu d'effet (un film d'action sans ralenti !), et un choix lumineux des axes permettent à McQuarrie de tracer ses angles de tirs, sa balistique. Maîtrisant ainsi la géométrie de la scène, le spectateur peut déterminer lui-même les risques encourus par chacun. On rentre dans le champ comme dans une ligne de mire. C'est une approche qu'on peut facilement opposer à celle, purement sensorielle, de Spielberg. Spielberg est très en phase avec son temps, il cherche et obtient l'adhésion de son spectateur à un niveau purement émotionnel (si ressentir, c'est comprendre, alors comprendre la guerre, c'est la vivre, dans tout ce qu'elle a de traumatisant et de désorientant). Au contraire, McQuarrie essaie de saisir la vérité d'une scène d'une manière analytique, réfléchie et pourtant sans détachement. Au déluge d'images et de plans qui vise à plonger psychologiquement le spectateur moderne au coeur de l'action, McQuarrie oppose limpidité et précision, démontrant ainsi qu'il est possible d'obtenir l'implication de son spectateur d'une autre manière.
De jeunes vieillards ?
Evidemment, on pourrait dire qu'il s'agit là d'une approche "classique" de la réalisation, étiquette qui collerait aussi bien au cinéma de James Gray. Ce serait à mon avis un mauvais procès que de classer ces deux là parmi les rétrogrades. Même si leur palette est plus proche de celle d'Eastwood pour McQuarrie ou du jeune Coppola pour Gray que de Fincher, leurs films ne risquent pas d'être confondus avec ceux de leurs ainés. Il s'agit seulement et comme ce devrait toujours être le cas de traiter son propos de la manière la plus apropriée. Le conformisme assumé de leur mise en scène est le moyen d'exprimer une réelle attirance pour l'abstraction. Un travail plastique chez Gray qui travaille son film comme un peintre ; une démarche plus littéraire chez McQuarrie dont le dédain pour le sentimentalisme ambiant transparaît jusque dans le comportement de ses personnages : tous ont un plan, entrent dans l'histoire par stratégie, prennent part à l'action en tacticiens.
C'était il y a cinq ans.
Et maintenant ?
S'il suit le rythme, le prochain film de James Gray est pour l'année prochaine, mais je n'ai pas aucune information à ce sujet. Quant à McQuarrie, je crains bien qu'il ne s'en retourne au scénario, seul domaine où il a connu un vrai succès (Usual Suspects). Avec McTiernan au fond du trou, qui sait combien de temps nous attendrons avant de revoir un héros réfléchir à l'écran ?