Eric Rochant avait de la chance. Son premier film, le très bon
Un monde sans pitié, l'avait lancé sur un véritable boulevard. Le triomphe relatif du film (plus d'un million d'entrées pour un budget ridicule) et son accueil très positif (césars, critiques, etc...) lui donnait carte blanche pour la suite. Il n'en fallait pas moins car l'homme était ambitieux. Très en phase avec Yvan Attal, acteur qu'il avait découvert, il se lance dans un deuxième film (
Aux yeux du monde, malheureusement pas vu) tout en pensant déjà au suivant. Car ce troisième métrage est un sacré challenge. Rochant veut adapter John le Carré, tourner un film d'espionnage à la fois crédible et spectaculaire, pour ainsi retrouver une logique cinématographique pratiquement perdue en France (allier le populaire avec du long, lent, noir et dur). Mais considérant à raison que la guerre froide n'est plus d'actualité, il se penche sur toutes les problématiques actuelles du monde de l'ombre, bouffant littéralement tout ce qui est alors lisible sur le sujet (DGSE, CIA, etc...), pour finalement se concentrer sur la zone forcément la plus explosive et exposée (donc la plus évidente pour le spectateur), à savoir le Moyen-Orient. Dés lors le cadre du Mossad, célèbre service d'espionnage israélien auréolé de mythes, héroïques ou démoniaques, s'impose.
Pour accrocher le spectateur français, il lie son sujet à la France. Le héros a ainsi des origines françaises alors que le Mossad évite scrupuleusement d'engager à terme des hommes ayant des liens familiaux extérieurs -pressions potentielles obligent-. Mais le cinéaste ira aussi plus loin. Loin de vouloir simplement offrir une intrigue lambda, il vaut dépeindre le monde de l'ombre dans ses différentes réalités. Pour cela, il créé deux intrigues de fond, cherchant à coller au plus prés de la réalité (les deux affaires sont d'ailleurs des adaptations à peine cachées de deux affaires célèbres: la destruction d'une centrale nucléaire en Irak et la pressurisation d'une taupe de la NSA ayant fait grand bruit dans les années 80). Le réalisateur veut défantasmer le monde de l'ombre, et démythifier un service ayant déjà fait couler beaucoup d'encre. Il est vrai que l'histoire du Mossad est particulière, car contrairement aux services européens, ils ont toujours été en guerre totale depuis leur création (la surmédiatisation du conflit faisant gonfler le tout).
Pour étayer son ambition, Rochant obtient une totale confiance de ses producteurs (Lazennec au summum de sa gloire, avec surtout Alain Rocca ayant su réunir avec maestria un budget colossal pour un projet assez ardu), qui lui donnent 24 semaines de tournage. Une aberration comptable.
Il faut dire que le film compte plus de 60 rôles parlés, se déroule sur trois pays, dans plus de 120 décors différents (tous les intérieurs sont faits en studio). Du lourd. Mais Rochant ne s'arrête pas là. il veut prendre son temps, exige beaucoup de temps pour perfectionner ses scènes en répétant avec les acteurs sur le décor même (aucune star véritable -sauf des israéliens dont la notoriété ne quitte pas leur pays-, mais une tripoté de supers bons: Attal, Stevenin, Le coq, Benichou, Devos, Nancy Allen, et même une Sandrine Kiberlain encore inconnue et surtout super sexe -incroyable quand on voit la suite....
), filme beaucoup (parfois tout en sachant que cela ne restera pas au final, mais simplement pour étayer les personnages), monte en parallèle... Bref, il fait un boulot de malade.
Le film fait au final 2h20, alors même que 50 minutes sont passées à la trappe après un travail minutieux sur le montage. Tout le monde a bossé, profitant des libertés de création exceptionnelles et bravant les mille difficultés. Bref, tout le monde est content. D'autant plus content que les premières projections de presse sont tellement positives que l'on pousse les producteurs à aller à Cannes, summum de la consécration.
Fatale erreur. Car si la projection cannoise est un triomphe, l'accueil critique cannois va changer radicalement des premières impressions. Un certain Thierry Jousse, titulaire des Cahiers de la pire époque (un con, quoi) fustige le film arguant que le film ets pro-israélien et surtout ne pose pas la question palestinienne (alors même que dans les faits, le Mossad ne s'occupe plus des palestiniens depuis belle lurette, le danger étant ailleurs). Le réveil est ardu, et va être encore plus dur après la projection de
Pulp Fiction du lendemain. Contre toute attente, Cannes tue le film, qui est un échec complet.
Eric Rochant ne s'en remettra pas. Ayant des projets ambitieux, rêvant de suivre le cinéma ample de Leone, le réalisateur n'a toujours pas su se relever de cet échec personnel cinglant (
Anna Oz,
Vive la république, c'est oubliable.
Total Western est tout de même brillamment mis en scène, malgré un scénar carrément lourd. Quoiqu'il en soit, les trois films passent inaperçus). Attal lui-même ne tournera pas pendant plus de deux ans.
Mais que reste-il aujourd'hui des
patriotes?
Un grand, un très grand film d'espionnage, montrant à peu prés tout ce que Schoerdeneffer fils a manqué avec son
Agents secrets (bien réalisé, mais scénar faible, mais faaaaaible). C'est un véritable voyage dans l'ombre auquel nous assistons. C'est une confession d'un homme dépassé par l'impitoyable réalité d'une guerre cachée, dissimulée, mais surtout viscéralement violente.
Les patriotes ne se veut pas un film politique ou engagé sur le conflit israélien (ce qui lui sera grandement reproché, car n'avoir pas d'avis sur ce sujet est forcément suspect), mais bel et bien le témoignage de la vie des hommes et femmes vivant cette réalité de l'espionnage (si on ne cherche pas l'exhaustif, on veut bien plus que l'anecdotique ou le témoignage).
La grande réussite du film vient du souffle naissant du réalisme. Le scope est beau, les mouvements de caméra extrêmement travaillés (amorces, plans séquences croisés, longues focales, du beau travail) la réalisation est au service du réel. Le film reste toujours proche d'une impression de réel (à noter que Rochant a filmé tout son film dans les langues adéquat: en hébreu en Israél, en français en France, en anglais aux USA. Ca rappelle le Pontecorvo de
la Bataille d'Alger. Il y a pire référence), rallongeant les séquences, prenant son temps pour créer et pérenniser une tension palpable, mais jamais hystérique. Car la clé est donnée dés le départ: il n'y a pas d'exaltation possible dans
patriotes. Tout sentiment découvert mène à la perte, voire à la mort (tout le segment américain est une sublime évocation de cette réalité). Les agents brillent de par leur connaissance minutieuse des travers et comportements humains, tout en contrôlant totalement les leurs (Benichou, Le Coq, mais surtout le chef du Mossad, brillent de par leur calme, surtout quand la violence -verbale, symbolique- éclate. La frustration est latente, la violence d’autant plus marquant qu’elle est diffuse, décidée dans un souffle, presque la politesse : « il faudrait lui casser une jambe. Non les deux jambes »). Un jeu de rôle permanent, où Attal excelle. l'acteur tient le film sur ses épaules, sachant distiller une véritable humanité alors même que celle-ci est constamment cachée sous le masque de l'impassibilité (il parle peu avec les autres, reste constamment distant). Une vraie prouesse de comédien.
le réalisateur concrétise son ambition: faire du beau, du "populaire", avec un vrai réalisme (après les ridicules polémiques, beaucoup de spécialistes diront que le film offre un visage extrêmement réaliste du métier). Le film est long mais jamais chiant. la tension est là, l'humanité est constante (malgré la froideur de surface... On pourrait même dire d'autant plus car les explosions d'humanité en sont d'autant plus marquantes: le sacrifice de Pelmond face à sa femme est ainsi une scène prodigieuse).
Le film d'Eric Rochant a su au final humaniser un mythe moderne, tout en gardant son aura fascinant, grâce à un ambition de mise en scène (vive les mégalos, merde), un scénario brillantissime, et surtout une volonté réelle de rendre le réel cinématographique, et non l'inverse. Certes, quelqes fautes sont présentes (la fin est un peu abrupte et peut choquer aprés 2h20 de noirceur presque absolue. Mais l'intention de relativiser la vision du personnage d'Ariel est intéressante)
Les patriotes, ou ne tentative de plus de changement du cinéma de genre passée à côté du public français, dont on peut douter de la survivance de son bon goût jadis reconnu.
PS: Le DVD est sortie il y a peu. Il est absolument exceptionnel. la copie est belle, le son excellent mais ce sont surtout les bonus qui forcent le respect. le making of est excellent car sincère (trés auto-critique), les scènes coupées permettent au réalisateur et à sa monteuse de revenir longuement sur toute la construction du film, leurs erreurs, leurs regets, avec une absence totale de langue de bois qui fait plaisir à voir. Très loin de la promotion débile, où un vrai recul est pris sur l'oeuvre. Je surconseille.
Rock'n'roll.