CITATION(Dr Rabbitfoot @ 09 11 2006 - 09:09)
La technique, comprendre "le matériel"...
Hé non justement. C'est bien là l'erreur qui a créé quelques malentendus dans les réponses précédentes des collègues. La technique n'est pas la technologie. Quand on parle de technique cinématographique, on parle de formes de "savoir-faire" : technique d'écriture, technique de mise en scène, technique de jeu du comédien etc.
On parle donc d'un processus "sensible" (je veux pas employer le terme "intellectuel") qui au départ ne concerne pas le matériel; le matériel n'étant que le moyen d'exprimer cette technique.
Et donc, les collègues n'étaient pas forcément d'accord pour considérer que la technique au cinéma évoluait dans un sens unique
CITATION(Dr Rabbitfoot @ 09 11 2006 - 09:09)
Et que depuis le début des 70's est née toute une génération qui est née avec le cinéma, qui bouffe du cinoche tous les jours, qui pense cinéma, qui chie cinéma, qui bande cinéma. Pensez donc qu'avant on n'avait qu'un cinéma une ou deux fois par semaine, et un truc consensuel à la TV pour qui en avait une !
De manière viscérale, cette génération a assimilé un nombre incalculable de règles et de concepts techniques, l'oeil s'est très nettement perfectionné dans ses possibilités de decryptage de l'image (je dis "possibilité", encore faut-il le vouloir et faire l'effort).
Le Seigneur de Babylone a déjà fait remarquer que la génération des babyboomers d'après-guerre était déjà conditionnée à l'image par l'arrivée de la télévision (et rien que les réas de la Nouvelle Vague, c'était au départ des ados qui allaient au cinéma 20 fois par semaine, pas 2 fois !).
Par contre, oui, les générations des 80/90 ont connu un phénomène nouveau : la multiplication des sources et le fait qu'elles n'étaient plus choisies. Impossible d'échapper aujourd'hui à l'image qui semble sortir de partout (même du téléphone ?!). Et comme le cerveau humain est une machine à assimiler à vitesse de dingue, on a effectivement aujourd'hui une capacité de décryptage de la
source qui est immédiate. On sait reconnaître sans trop de problème le grain d'une caméra de surveillance, un reportage télé en vidéo, un plan de film de fiction etc. en faisant une analyse brève et superficielle des couleurs, contrastes, chromas, et ce sans rien connaître forcément de la technologie de ces images.
Par exemple, si vous montrez à une personne âgée des plans de making-of, il est pas dit qu'elle confondra pas ça avec le film. A l'inverse, le public plus jeune a une telle réception au grain de l'image qu'une chaîne comme RTL9 a réussi à faire de l'audience avec des films pornos sans aucune scène de sexe dedans. Le simple fait de voir des gens marcher, ouvrir et fermer des portes, parler entre eux, suffisait à exciter le public du simple fait que le grain vidéo était typique de celui des films pornos, et que le cerveau y répondait en conséquence (en vrai, RTL9 est la chaîne la plus expérimentale du monde).
Donc la nouveauté c'est que le public d'aujourd'hui sait reconnaître l'image en tant qu'image. Il a gagné en capacité d'analyse superficielle ce qu'il a perdu en implication. Car il lui faut maintenant plus de temps pour oublier qu'il a affaire à une image et s'impliquer dans cette image de façon émotionnelle (ce qui, pour le coup, était presque immédiat chez les vieux).
L'autre point, plus délicat car à forte résonnance idéologique, c'est la recherche de stimuli à travers l'image. Ce bombardement d'images éparses, fragmentaires, incohérentes, auxquelles on est soumis à longueur de journée, épuise certaines parties de notre cerveau mais en stimule d'autres. L'enchaînement des spots, jingles, pubs, bande annonces d'émission, les choix de couleur et de lumière, bref tout ce qui passe sur une chaîne de télé de grande écoute au prime-time a été
entièrement déterminé par des neuropsychiatres dans le but de rendre tous les cerveaux qui regardent, sans exception, entièrement perméable au message publicitaire. (Quand Mougeotte dit qu'il "
vend du temps de cerveau disponible à Coca Cola", les bonnes consciences patronesses poussent des cris effarouchés pensant qu'il induit que son public est con. Non ! Ce n'est pas une figure de style, c'est explicite. Mougeotte dit juste la vérité : il vend du temps de cerveau disponible; rien à battre que le cerveau en question appartienne à une personne dite intelligente ou pas; le résultat sera le même).
Bref tout ça pour dire que certaines zones du cerveau se sont accoutumées à ce stimuli incohérent et bordélique en apparence et le réclament dans les films. Jean Marie Poiré et Michael Bay peuvent balancer à la gueule de leur public 7000 plans reliés de façon totalement incohérente, le cortex a eu sa ration de stimuli et se fout de savoir qu'il n'a rien vu d'autre en fait que Clavier et Depardieu en train d'ouvrir et fermer des portes.
A côté de ça, Clint Eastwood, qui représentait autrefois à lui seul le cinéma d'action, va passer pour un metteur en scène contemplatif parce qu'il t'a montré des mecs se tirer dessus en seulement 10 plans au lieu de 758.
CITATION(Dr Rabbitfoot @ 09 11 2006 - 09:09)
Donc je trouve que les nouveaux réalisateurs talentueux (Fincher, Tarantino, Del Toro, Raimi, Nolan ... mettez qui vous voulez), ont une telle science innée du cinéma qu'ils font passer en quelques plans ce qui autrefois aurait necessité plus de plans.
Là je risque de passer pour un vieux condescendant et je m'en excuse d'avance, mais je crois que ce sentiment que tu as (et que j'ai eu aussi quand j'étais tout djeun) va largement être remis en question au fil des découvertes que tu vas faire dans le cinéma dit "ancien".
Matte au pif le début du film de Raoul Walsh
High Sierra (1941) : l'identité du héros, sa condition sociale et son passé récent sont entièrement expliqués (sans dialogue) en seulement 4 plans pour une durée d'environ 20 secondes ! C'est ce qu'on appelle une narration économique non ? Et que dire de ces multiples séries B des années 40-50 dont la durée excédait rarement 1h05 - 1h10 avec une foule de péripéties et enjeux parfois très complexes ? (le mec qui te ferait un remake de
Detour aujourd'hui en ferait un film de 2h20 avec Josh Harnett et de la zik techno-jazz et finirait à Sundance sous les applaudissements)
Et quand tu compares la densité de
Casablanca à celle de
L.A. Confidential, je suis à peu près sûr que le scénariste de
L.A. Confidential te contredirait vertement. Je suis pas un grand fan de
Casablanca mais je sais que ça passe pour être un des films les mieux écrits de l'Histoire du cinéma américain, justement pour sa complexité et sa densité à travers des scènes et des dialogues
en apparence très simples. Un célèbre prof de scénario américain s'était amusé à répertorier tout ce qui se passait dans la scène où Ingrid Bergman achète du tissu, en présence de Bogart, au marché. La scène dure je crois trois minutes, mais le prof en avait tiré 6 ou 7 pages de texte dense qui explicitait tous les enjeux, sous-entendus, affrontements et échecs, panel des sentiments etc.
Ne le prends pas mal, mais demande-toi si ce n'est pas plutôt ton regard sur ces films qui te les fait passer pour des films inutilement longs où il se passe finalement pas grand chose.
Quant à la science cinématographique innée des réalisateurs qui sont nés dans un monde ultra-médiatique, franchement je doute. A une époque j'aurais été d'accord avec toi, mais le jour où j'ai vu la scène des snipers dans
La Grande Parade de King Vidor (1925), ce chef d'oeuvre du cinéma muet a un peu foutu en l'air tout ce que je croyais savoir sur le sujet. Le mec te fait une scène avec des snipers, donc des gars que tu ne vois pas (!), autour de coups de feu que tu n'entends pas (!) en se basant exclusivement sur le découpage. La scène est tendue, flippante, surprenante. Je me rappelle à l'époque m'être fait la réflexion qu'à l'exception peut-être de Scorsese, aucun réalisateur n'avait la maëstria pour imaginer une telle scène
à l'identique de nos jours. Et King Vidor, si tu veux, il est né en 1894
Par contre, oui, il y a des choses qui sont intégrées aujourd'hui par tout le monde, réalisateur ou pas. N'importe quel ado avec son caméscope va s'amuser à faire des cuts et varier l'échelle de ses plans là où son papy aurait tout filmé d'une traite en zoomant. Un truc aussi basique que le champ-contre-champ est plus ou moins intégré par tous, mais tous ne comprennent pas la raison d'être profonde de cette règle (et donc ce qu'elle autorise à faire comme innovation perpétuelle autour d'elle). Car cette utilisation instinctive du découpage n'a rien à voir avec la maîtrise de la grammaire. On dispose tous aujourd'hui d'un vocabulaire et d'une grammaire infiniment plus complexe que celle de Ronsard en son temps, mais ça ne veut pas dire qu'on lui arrivera à la cheville en terme de poésie.
Si tu as les DVD du
Soldat Ryan et d'
Incassable ou du
Village, amuse-toi à comparer les extraits des courts de Spielberg avec ceux de Shyamalan. Ils ont à peu près le même âge au moment où ils les font, et Shyamalan est né bien plus tard que Spielberg. Ben c'est quand même la gamelle pour Shyama. Les idées de découpage que propose le jeune Spielberg, même un adulte professionnel contemporain ne les aurait pas forcément.
Donc globalement oui, les outils de narration disponibles aujourd'hui sont plus nombreux; la technologie facilite bien plus les choses, mais la
technique, elle, reste l'affaire d'assimilation individuelle et donc de talent. Quand je vois du McTiernan, je me dis que la technique cinématographique a sensiblement évolué depuis Howard Hawks. Quand je vois du Rodriguez, je pense très exactement l'inverse...