En effet, il n'y a pas assez de juifs dans Apocalypto pour que l'oeuvre puisse être taxée de film "notoirement antisémite", comme ce fut le cas pour le précédent opus du réalisateur. Mais celui par qui le scandale arrive s'est, cette fois-ci, rendu coupable d'un autre crime tout aussi abominable :
l'imprécision HISTORIQUE !
Des pyramides dont la base excède au moins de douze mètres celle de la cité de Tikal; des ornements nasaux qui ne seront inventés que deux siècles plus tard; des conditions météorologiques qui ne respectent pas le taux d'humidité de la jungle amazonienne du XVème siècle, pas encore frappée par les retombées industrielles de nos temps modernes. Impossible de lister ici le nombre ahurissant d'entorses à l'Histoire.
Ce piétinement des faits, ce détournement ethnocentriste qui s'est emparé de la mémoire des indiens d'Amérique du Sud pour la passer à la moulinette de la culture McDonald, n'a pas seulement choqué les agrégés d'Histoire qui officient dans les revues dédiées (20 Minutes, Télé 7 jours, Télérama); les échos du scandale se sont également propagés sur les forums de cinéma; témoin ce signal d'alarme lancé sur le topic du film :
je ne pense pas me tromper en disant qu'un film qui se réfère à une époque historique précise à travers une démarche réaliste (...) et qui se joue de la chronologie des évènements est un film REVISIONNISTE !
et, plus loin, cette déclaration qui brille par son respect évident pour la liberté de création :
Quand les livres d'Histoire auront autant de place dans la vie des gens que le Cinéma, à ce moment là nous pourrons décider que le cinéma a le droit de raconter ce qui lui chante.
Depuis l'époque du Cinéma muet, la précision de la reconstitution historique est au coeur des préoccupations des producteurs, et ceux-ci n'ont jamais hésité à en faire la promotion lors de la sortie de leurs films.

Dès 1908, l'Assassinat du Duc de Guise fait sensation en France pour le soin avec lequel il reconstitue l'évènement qui a marqué l'année 1588 (protagonistes bien rangés sur une ligne droite, les épaules et les pieds dirigées dans la même direction, comme cela se produit immanquablement lors d'un meurtre politique). La véracité historique du métrage est alors LE POINT central sur lequel s'extasient spectateurs et critiques.
A la même époque, aux Etats-Unis, c'est une adaptation non autorisée de Ben-hur qui émerveille les foules. Des comédiens enroulés dans des draps, le pourtour des yeux redessinés au rimmel, écartent les bras avec cérémonie devant une toile tendue sur laquelle a été peinte le Colisée. "Stupéfiant!" - "on s'y croirait" - "un véritable voyage dans le temps". La critique est conquise.
Entre les années 20 et les années 30, deux mega-stars (dont le succès auprès des foules dépasse, et de loin, celui de toute star contemporaine) vont éduquer les foules en leur permettant de visualiser des époques et des cultures données.
Rudolph Valentino fera chavirer le coeur d'une femme occidentale sur deux en interprétant un cheick arabe avec une précision ébouriffante (teint de peau parfait, gestuelle orientale rigoureuse)

L'autre megastar du film historique sera Greta Garbo. Grâce à elle, n'importe quelle personne a la surface de la planète constatera le soin avec lequel la Reine Christine exécutait son brushing, redessinait ses lèvres ou épilait ses sourcils.

Vus, littéralement, par des centaines de millions de personne, les films de ces stars vont imposer au monde occidental une certaine vision de l'Histoire. On saura, par exemple, que dans la france du XVIIème siècle ou la Russie du XVIIIème, lorsqu'un homme embrassait une femme allongée dans son lit, il prenait toujours soin de garder un de ses pieds fermement posé au sol (ça tombe bien d'ailleurs, c'est un des commandements du Code Hayes qui régit la censure à cette époque)
Devenu un argument marketing imparable, la reconstitution historique précise devient incontournable. Beaucoup de films se verront descendus en place publique pour leurs "décors en carton pâte" ou leurs "costumes approximatifs". Metteurs en scènes et producteurs savent qu'ils marchent sur des oeufs lorsqu'ils invoquent le passé.
Dans les années 50, le peplum nous fait revisiter l'antiquité gréco-romaine, et les moeurs de cette époque vont devenir plus que familières :
Aujourd'hui, tout le monde sait, par exemple, que lorsque la foule du Colisée pointait le pouce vers le bas, celà signifiait la mort du gladiateur (tous les spécialistes de l'époque vous le confirmeront). Les troupes romaines avaient pour habitude de rythmer leur pas avec trombones et trompettes jouant des marches militaires d'inspiration XIXème (et ce, bien que leur gamme comporte 5 intervalles et non pas 8 comme la nôtre, c'est fascinant.) Enfin nous savons précisément comment les sénateurs déclamaient leurs discours aux foules grâce à l'historien romain du IIème av.J.C., William Shakespeare. D'ailleurs, à propos de J.C., nous ignorons s'il a véritablement existé, mais si tel est le cas, nous savons au moins qu'il avait la blondeur norvégienne de Jeffrey Hunter

Ce rapport à la précision a été poussé dans ses derniers retranchements par le plus maniaque des cinéastes : Stanley Kubrick. Ce dernier a rendu folle son équipe avec les exigences démesurées de son Barry Lyndon.
Bien lui en a pris, car maintenant nous savons que les toiles du XVIIIème siècle n'étaient pas des mises en scène mais des instantanés photographiques. L'aristocratie de cette époque avait véritablement cette grâce ou cette rigidité qui nous a été transmise par la peinture. On peut faire confiance à cette vision; car qui en effet aurait l'idée saugrenue d'adopter une posture non naturelle en étaint peint (ou pris en photo) ? Le XVIIIème, c'était l'époque où mêmes les enfants ne se grattaient jamais le cul en public, et où l'invention du fer à friser préfigurait la coupe seventies d'une star comme Ryan O'Neal.

Les cinéastes ne sont pas des raconteurs d'histoire, ils sont des rapporteurs de l'Histoire. C'est à eux que revient la charge de ressusciter notre plus ancienne mémoire sans se laisser influencer d'aucune manière par les particularités et les préoccupations de notre époque. Et étant donné leur responsabilité aux yeux de la communauté mondiale, s'ils dévient d'un iota de la rigueur historienne, alors nous devrions peut-être les brûler en place publique, au moins pour l'exemple.
Qu'en pensez-vous ?
